Novelita

Le vivant dans tous ses émois

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Par Anne-Sophie Novel
28 mai · 6 mn à lire
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Je suis un long silence

Un long silence malgré moi

Bonjour ! Voici la onzième édition de Novelita, la lettre du vivant dans tous ses émois. Bienvenue à toutes celles et tous ceux qui se sont abonné•es depuis la dernière édition !

Vous avez peut-être découvert mes écrits à travers Le Monde ou ailleurs, via mes livres ou sur LinkedIn… et je suis heureuse de vous retrouver ici.

Novelita souhaite partager des histoires qui parlent de ce qui nous lie intimement, et de ce qui peut nous sauver au-delà des simples opinions ou indignations.

Il s’agit d’un espace libre. Aucune norme et aucun format définitif ne viennent encore la baliser…

Il faut bien vivre quelque part

Je n’ai cessé de repousser ces quelques lignes. Ce n’est pas l’envie qui manque, mais le temps : absorbée, je suis, dans de belles choses dont je vous parle bientôt (promis !) D’ici là, sachez que j’ai dans la tête, bien souvent, des lignes d’histoires chuchotées avec le cœur. Elles tourbillonnent parfois avant que je ne les aligne. Celle d’aujourd’hui m’habite depuis l’automne dernier.

La scène se passe il y a quelques mois. Un samedi d’automne, dans la rue de cette commune rurbaine où nous habitons, à une demie-heure à l’est de Bordeaux. Une rue qui avant était une impasse, et encore avant un chemin. Une rue dans laquelle ont poussé une bonne douzaine de maisons ces dix dernières années. Maintenant, il y a presque tous les anciens d’un côté, et tous les nouveaux de l’autre. Quand je me balade sur Google Map, je remonte le temps et regarde avec nostalgie ces jardins méconnaissables, devenus “maison Églantine”, “Alpha Construction” ou “One Home”, fruit du loti sur mesure et malgré tout uniforme. Loin du vernaculaire.

Du côté des nouveaux, les haies d’avant sont devenues clôtures : les cyprès et les lauriers ont été remplacés par des grillages ou du plastique, et dans les micro-jardins, le gazon qui entoure les piscines est tondu fréquemment. C’est une rue où les rares dents creuses valent leur pesant d’or. Les promoteurs immobilier y viennent souvent, tentés d’y faire quelques affaires. Une rue qui, par son allure, révèle tant de notre manière d’habiter le monde.

Le milieu

Le monde justement, nous l’habitons au bout du bout de cette rue, dans un coin préservé par mes beaux-parents, pris entre une zone artisanale et une forêt. Mon beau-père a fait en sorte que ses terrains, autrefois sans valeur, ne soient pas constructibles. Il a simplement gardé deux parcelles pour ses fils, et le reste n’est que prairie. Mon mari a donc grandi ici, et me parle souvent des souvenirs qu’il a dans le quartier. Nous expliquons souvent aux enfants que c’est une chance, cet espace au grand air. Les jeux de la vie dehors font partie de ce qu’il et elle peuvent savourer au quotidien.

Ici, je suis une pièce rapportée. Je m’y suis enracinée il y a quatre ans. Je me suis attachée au lieu, et au milieu. Au fil des saisons, j’ai appris à apprécier l’évolution de la végétation, à reconnaître les chants d’oiseaux et les cris de la nuit. Cela m’a relié à mes vécus d’enfance, ayant poussé au grand air également… des vécus lointains qui m’ont poussée à effectuer ce que le philosophe Jean-Philippe Pierron qualifie d’“écobiographie”.

Au printemps venu, je savoure le chœur de l’aube, et m’amuse parfois à enregistrer ce que j’entends, tôt le matin, en allant prendre les transports en commun… j’observe inlassablement nos colocataires et leur occupation des airs. Le vent dans la canopée m’apaise — depuis notre cabane de verdure, je suis à l’affût des reverdies - des “verts pluriels, fragiles, exubérants, cosmopolites” dont parle si bien Louise Browaeys avec ses phrases tressées comme des joncs.

La nouture

Quand je suis en déplacement, mon oreille traverse le trouble. Elle cherche ce qui lui manque, et se trouve orpheline de ne plus les avoir en bande son permanente. Là aussi, elle a raison Louise : la nature “nous traverse, nous englobe et nous oriente”. Malgré les extinctions, elle est “multiple, vaste, incalculable et bavarde”… Devrions-nous, comme elle le suggère, la rebaptiser “nouture” pour ne plus donner la sensation de la regarder depuis Mars ?

Une chose est sûre : elle ne nourrit pas tout le monde de la même manière. C’est là, justement, que ma rue devient une scène de crime.

Un assassinat dont je saisis l’ampleur ce samedi matin d’automne, alors que je partais tôt pour aller chercher ma fille à une fin de colo en Dordogne. J’avançais doucement dans le bas de la rue et n’ai pas eu besoin de regarder pour comprendre. Du côté des nouveaux, au niveau d’une maison Églantine bâtie depuis un an… Le vide.

Mon corps sait, mon corps sent.

Coup de frein. Marche arrière. Regard balais.

Le grand marronnier n’est plus là. Disparu. Volatilisé.

Uppercut. Je suis sonnée.

Je n’en crois pas mes yeux.

Je suis rentrée de nuit la veille, je n’ai rien vu.

Et là, je ne peux plus voir. Il n’est plus.

Il a été coupé. La voisine l’a coupé.

Un arbre centenaire. Rien, personne ne nous a avertis.

L’élagueur est venu la veille, il l’a coupé. Le voisin a pris des photos mais la voisine n’a rien voulu entendre.

Les anciens que j’appelle sans tarder sont sous le choc. L’un d’entre eux a photographié la scène… Outré, il a prétexté vouloir garder un souvenir de cet arbre qu’il a toujours vu ici…

Ma belle-mère, elle, n’est pas sortie pendant plusieurs jours. C’est son père qui avait planté cet arbre.

J’appelle mon homme, alors en déplacement. Je lui explique. Cela ne va pas arranger son regard sur ces nouveaux habitants qui, malgré eux, empiètent sur ses souvenirs de gosse. “Ce marronnier, c’est ma vie de petit garçon. La maison de mon grand oncle Jeannot, qui habitait là, avec son réservoir d’eau. Le potager du grand-père, les repas de famille pris sous son ombre. Quelle tristesse”…

À la mort de Jeannot, la maison a été vendue. Le nouveau propriétaire l’a rénovée, l’a louée, puis il a vendu le jardin avec le marronnier. Une division parcellaire. C’est à ce moment-là que la “maison Églantine” de la voisine est arrivée.

La tuile

À mon retour, l’après-midi, je décide d’y aller. Je veux comprendre. Une amie cherche à m’en dissuader, elle a peur que je m’emporte mais… je suis tellement sciée par ce geste, intérieurement, que même la colère m’a désertée.

Je sonne. Une caméra braquée sur mon visage. Une voiture garée derrière le portail automatisé en plastique blanc. Les volets sont fermés.

J’aperçois le tronc gisant, entouré d’une multitude de plantes en pots, de statuettes baroques. J’attends.

Après quelques minutes, la voisine apparaît. Le portail coulissant s’active…

Je me présente et lui explique la raison de ma visite… sans détours. Pourquoi ? Pourquoi avoir coupé cet arbre ?

La réponse, à votre avis ?

Les feuilles. Simplement les feuilles d’automne… Bouchant sa gouttière, soi-disant. Lui donnant du travail… à son âge, vous comprenez !

Le voisin louant l’ancienne maison de Jeannot, nous ayant entendu, sort à son tour et lui exprime sa surprise : “cet arbre, c’est notre seule source d’ombre l’été. La maison n’est pas isolée, et nous étions contents d’en profiter. Pourquoi ne pas nous en avoir parlé ?”

Même question de mon côté : pourquoi ne pas en avoir parlé avant ? De quel droit, quand bien même l’arbre est maintenant chez elle, pouvait-elle l’éliminer ainsi ? Sans se soucier de la vie dedans, dessous… et des liens d’attachement, des voisins la précédant ici ?

Rien à dire, ni à faire comprendre. Elle en convient, mais peu importe.

L’épilogue

Renseignements pris auprès de la mairie quelque temps après : la voisine avait écrit pour demander si elle pouvait le couper. Le service de l’urbanisme avait répondu une semaine après, mais trop tard. Le mal était fait. On lui indiquait que l’arbre avait été volontairement préservé lors de la construction de sa maison… et que “bien que non protégé, cet arbre participe au paysage local”. On lui conseillait de le préserver en raison des services rendus dans le quartier, et pour des raisons patrimoniales…

Après cela, la mairie ne fera rien. Pas même un rappel à l’ordre, une visite pour expliquer la portée de ce geste. Rien. “Je comprends votre émotion concernant l'abattage de cet arbre. Cependant, à première vue, rien ne s'y oppose légalement. Cette espèce d'arbre ne fait pas partie des arbres protégés. Je suis dans l'attente d'un retour de l'Office français de la biodiversité (OFB) afin d'obtenir plus de renseignements sur le sujet”, m’a-t-on répondu.

S’agit-il seulement d’une histoire d’émotions ? Hélas, non. Et l'OFB n’a jamais répondu. C’est un sujet qui touche au patrimoine, à la biodiversité, à l’environnement de vie, au climat. C’est aussi un sujet politique. Avec, de surcroît, des décisions qui pourraient faire jurisprudence, mais qui n’infusent pas encore assez, apparemment.

Dans le quartier, depuis, je sens chaque jour l’absence de cet habitant historique - les souvenirs partis avec lui, un passé effacé, un abri en moins pour nos colocataires à plumes, notamment…

Puis, ces mots me sont venus : “il faut bien vivre quelque part”… Je mesure ma chance, tout en questionnant les équations. On fait comme on peut. On vit, ou on survit. On s’adapte. Beaucoup se barricadent, s’isolent, mettent des caméras et habitent le monde sans chercher quoi que ce soit. Sans même dire bonjour.

Je pense à ces propos de Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio sur ce qui ne peut nous être volé : “nommez-le inappropriable, bien commun, universel, bien public mondial, bonheur national brut, capacité ou capabilité, bien vital, besoin essentiel, objectif de développement durable. Nommez-le comme vous voulez, mais ne négociez plus pour entériner sa perte ou son vol.” Accéder à une vue, avoir un horizon, du silence, prendre soin et cultiver nos capacités en commun. “Ce n’est pas le capital qui est ici garant de la propriété. C’est le soin qui l’est. Les propriétaires sont ceux qui prennent soin.”

Pendant un temps, j’ai hésité à faire une cérémonie, ou une mise en scène artistique, pour célébrer la mémoire de ce marronnier parti malgré lui sans prévenir… Et puis non. Ce texte est une façon de lui rendre hommage tout en sollicitant votre avis : que faire de plus, face à tant d’impuissance ? Devrions-nous, comme le propose l’anthropologue Tim Ingold, remplacer les noms qui définissent les choses par des verbes ? Et donc “pierrer”, “arbrer”, “montagner” et “humaner” afin de raconter les histoires dans les plis de ce qui nous différencie et nous rassemble ?

Pour aller plus loin

La question du moment

Faut-il s’inquiéter du backlash écologique ? Sans doute un peu. A lire ici ou à regarder là
Avec à la clef des questions qui poussent sur la manière de s’engager… notamment chez les scientifiques

Glanées ça et là

Une petite sélection de lectures et d’initiatives, en vrac, repérées pour vous ce dernier mois :

PS : un titre, ça fait parfois tout. Mais plutôt que de systématiquement chercher à “capter” votre attention, j’ai décidé que les titres et sous-titres annonçant chaque édition de Novelita seraient tirés d’une chanson - une chanson en lien avec le sujet, œuf corse ! Si vous avez la réponse, n’hésitez pas à me la partager, ça nous donnera l’occasion de papoter :)

PS 2 : Bravo à Karina, Thomas et Erick qui
à la dernière édition sont retombés dans les bras de Louise Attaque !

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