Novelita

Le vivant dans tous ses émois

image_author_Anne-Sophie_Novel
Par Anne-Sophie Novel
30 avr. · 6 mn à lire
Partager cet article :

Aujourd'hui grande vente aux enchères

On achète des mots d'occasion

Bonjour ! Voici la neuvième édition de Novelita, la lettre du vivant dans tous ses émois.

Vous avez peut-être découvert mes écrits à travers Le Monde ou ailleurs, via mes livres ou sur LinkedIn… et je suis heureuse de vous retrouver ici.

Novelita souhaite partager des histoires qui parlent de ce qui nous lie intimement, et de ce qui peut nous sauver au-delà des simples opinions ou indignations.

Il s’agit d’un espace libre. Aucune norme et aucun format définitif ne viennent encore la baliser…

Les mots sillons

N’avez-vous pas parfois l’impression que les mots qu’il nous faut nous font défaut ? Parce que nous pensons à l’intérieur d’un langage qui construit notre vision du monde, nous devons aussi inventer des termes pour traduire notre vécu de ces limites planétaires que nous ne cessons plus de franchir. Une mission à laquelle s’attelle le bureau de réalité linguistique, un projet artistique et sémantique auquel je suis tout particulièrement attachée… Explications.

L’histoire commence au Danemark, dans le centre de Copenhague, en décembre 2009. Situé au fond d’une petite cour, le Fresh Air Center a été ouvert à l'occasion de la 15ème conférence de l'ONU sur le climat (COP15). A l’initiative de Tcktcktck (nom donné à la mobilisation citoyenne de l’époque), ce bar aménagé en espace de coworking permet aux journalistes, activistes et artistes du monde entier de se rencontrer, travailler, s’organiser et tisser des liens dans un espace chaleureux et accueillant. Il s’agit surtout de réunir celles et ceux qui souhaitent relayer largement la parole d’une société civile en attente d’action climatique ambitieuse de la part des leaders mondiaux (à l’époque : Sarkozy et Obama sont particulièrement attendus…)

Lors de mon séjour sur place, j’y fais la rencontre de figures que j'admire profondément, tels George Monbiot, journaliste, chroniqueur pour The Guardian, et Naomi Klein, journaliste canadienne et auteure du livre « No Logo ». Je me lie également d'amitié avec d'autres activistes venus des quatre coins du globe, dont Heidi Quante, une activiste américaine avec qui le courant passe immédiatement. Ces rencontres tissent des liens durables, unis par l'expérience commune de cette mobilisation et la désillusion de ne pas avoir vu nos espoirs se concrétiser…

It’s a small world

Aussi Heidi fait-elle partie des personnes que je recontacte en 2014, alors que nous oeuvrons avec d’autres amis à la création d’un lieu alternatif, à Paris, à l’occasion de la COP21. A l’époque, notre intention est de placer les enjeux climatiques dans les priorités médiatiques. Notre devise, « Change the Climate Story », guide la manière dont nous investissons une auberge de jeunesse et son « sport bar », près de la gare du Nord, pendant toute la durée de la COP21. Cette initiative, directement inspirée par mon expérience au Fresh Air Center, propose de rassembler à son tour journalistes, influenceurs, artistes, activistes, designers, etc. - avec l'avantage supplémentaire d'offrir un hébergement sur place.

Carte postale aux couleurs de Place to B Cop21 © Natacha BiganCarte postale aux couleurs de Place to B Cop21 © Natacha Bigan

Heidi me répond alors avec enthousiasme et me partage son évolution professionnelle : elle a quitté le monde des ONG pour fonder le « bureau de réalité linguistique ». Avec Alicia Escott, sa complice artistique, elles sont animées par l’envie de créer « un nouveau langage pour refléter un monde changeant rapidement à cause du changement climatique anthropique et autres évènements anthropocéniques ». Elles proposent une mise en scène pour « créer et cataloguer les nouveaux mots qui expriment ce que les gens sentent et éprouvent sous le spectre d'un monde changeant rapidement avec l'accélération du changement climatique ».

La synchronicité est parfaite, leur projet résonne parfaitement avec les ambitions de Place to B ! Elles viendront donc tenir un bureau dans notre lieu, et nous les aiderons à contacter l'Académie française pour y soumettre deux « perles » linguistiques recueillies lors de leurs ateliers-performance parisiens. Elles voulaient transmettre aux immortels « de nouveaux mots exprimant mieux nos expériences mortelles » - mais ceux-ci n’ont pas trouvé le temps de les recevoir…

Heidi Quante, Alicia Escott et Ségolène Royale lors de l'inauguration de Place to B, le 30 novembre 2015 @ Place to B COP21Heidi Quante, Alicia Escott et Ségolène Royale lors de l'inauguration de Place to B, le 30 novembre 2015 @ Place to B COP21

Près de dix ans plus tard, la situation climatique montre que nous n’avons pas réussi à infléchir quoi que ce soit à la « Climate story »… Cela ne signifie pas, pourtant, que les idées n’infusent pas dans le temps long de l’histoire ! Depuis 2015, je n’avais pas pris de le temps de suivre le travail d’Heidi et Alicia jusqu’à ce que Jeanne Henin, que je rencontre il y a deux ans à Arles, me rappelle à elles : Jeanne travaille sur les questions de transition écologique depuis toujours. Après une première partie de carrière comme consultante pour diverses ONG ou pour l’Agence Française de Développement, elle décide de se lancer en indépendante pour se consacrer aux projets qui la passionnent réellement, sans plus se soucier d’impact ou de performance.

Jeanne a envie d’entendre et faire entendre la réalité du changement climatique vécue près de chez elle, par tout un à chacun. Et c’est dans ce cadre qu’elle découvre l’oeuvre d’Alicia et Heidi, qu’elle contacte immédiatement pour leur proposer de contribuer à leur oeuvre depuis la France. Jeanne en parle alors à son amie Titiane Haton. A leur tour, elles partent à la recherche récits personnels de l'Anthropocène afin de les condenser dans de nouveaux mots. Leur mission commune est de saisir et de transcrire la tension existant entre les expériences vécues dans ce monde en mutation et le langage disponible, souvent inadéquat pour capturer la pleine mesure de ces réalités.

Relativisme linguistique

En réalité, cette démarche, à la fois sociale et artistique, a le mérite d’embarquer les individus et de remettre l'art au centre de la société. Elle met en lumière des histoires souvent ignorées pour les transformer... Elle offre un espace où les mots détiennent un pouvoir que chacun•e peut saisir. Un espace choisi, d’ailleurs, tant le bureau s'ancre dans des quartiers spécifiques, au cœur de communautés particulièrement touchées par les impacts du changement climatique.

Cette performance poursuit les réflexions des philosophes, linguistes, psychologues etc. convaincus que les mots influencent les pensées et les actions des gens et vice versa. « Notre but est de lancer des conversations et des pensées sur comment nos cultures peuvent mieux refléter nos réalités dans un monde changeant rapidement à cause du changement climatique anthropique », expliquent, en ce sens, les fondatrices du bureau de réalité linguistique.

La démarche pourrait être comparée à celle du philosophe Glenn Albretch quand il invente des mots pour exprimer au mieux sa « solalstalgie ». Mais l’approche est ici plus moderne : il s’agit de faire renaître de nouveaux termes en proposant un espace de jeu, de conversation fluide non prescriptive et parfois contradictoire« Il s’agit d’écouter et de digérer les peines avant qu’elles ne nous reviennent de manière explosive, autrement plus terrible », résume Jeanne Henin.

Jeanne Henin à Arles en aout 2023, attablée à son bureau de réalité linguistique © Atelier ZaatarJeanne Henin à Arles en aout 2023, attablée à son bureau de réalité linguistique © Atelier Zaatar

Semer de la puissance

In fine, il s’agit aussi de transcender la prééminence de la pensée logique et rationnelle, pour donner naissance à un langage émotionnel. « La pensée née d’une émotions n’est-elle pas aussi valable que celle née d’une observation scientifique du monde ? L’action provoquée par une émotion n’est-elle pas aussi légitime? Est-ce que cette performance peut rendre audibles les émotions qui font nos histoires ? Quand ces histoires seront mise bout à bout, feront-elles réalité ? » se questionne Jeanne, qui aimerait entendre autre chose que ce que l’on sait déjà. Après tout, tout n'a-t-il pas déjà été exprimé ? Les catastrophes en cours n'ont-elles pas été suffisamment documentées ?

« Je veux écouter les histoires que vivent les gens, avoir un espace pour que ces histoires soient dites, honorées, etc. C’est aussi important que la transformation en un mot. » m’explique encore Jeanne, pour qui les mots peuvent faire liant, nourrir la compassion et la solidarité au sein de notre société.

Dans le petit dictionnaire lumiluttant qu’elle vient de publier aux Editions La Mer Salée, Jeanne a ses petits préférés. A commencer par Oufria !, créé en avril 2023 avec Nadia et Rabha :

Extrait du dictionnaire "Les mots qu'il nous faut", Jeanne Henin, La Mer Salée Ed.Extrait du dictionnaire "Les mots qu'il nous faut", Jeanne Henin, La Mer Salée Ed.

« Ce mot, comme de nombreux autres, n’a pas été inventé par les chercheurs. Les gens ressentent des mots qui sont riches de vécus que je n’aurais jamais soupçonnés ».

Un autre préféré ? MerlacMarigot, créé par Ngarkidané en juin 2023.

Extrait du dictionnaire "Les mots qu'il nous faut", Jeanne Henin, La Mer Salée Ed.Extrait du dictionnaire "Les mots qu'il nous faut", Jeanne Henin, La Mer Salée Ed.

« On ne le comprend pas tout de suite, il a une tonalité et une résonance avec son pays d’origine, le Tchad. Il a suffit d’une génération pour que le lac ne soit plus poissonneux, et son histoire vécue rappelle à merveille à quel point le quotidien a profondément changé dans de nombreux pays plus impactés que nous »

Dans son top 3, il y a aussi Fémidoute, créé par une femme ayant travaillé dans une association de défense de l’avortement, dans de nombreux pays différents…  

Extrait du dictionnaire "Les mots qu'il nous faut", Jeanne Henin, La Mer Salée Ed.Extrait du dictionnaire "Les mots qu'il nous faut", Jeanne Henin, La Mer Salée Ed.

« Elle a essayé d’inscrire l’avortement dans la constitution de la RDC, mais s’est vu opposer par un juge de la cour suprême qu’on ne pouvait « croire toute les p… de Kinshasa ». C’est dire à quoi tout ce mot nous renvoie !

Celui qu’elle utilise le plus souvent ? Baborder (mélange de Babord et Saborder) - ou comment changer de cap, en pleine tempête, pour inventer une réponse collective et généreuse à l’inverse de ce qui était initialement planifié. Quand ce mot est utilisé, comme je l’ai vu récemment pour l’anniversaire d’une ONG internationale, il intrigue et permet de mettre le sujet sur la table…

Celui qu’elle ne trouve pas ? Un mot qui permettrait de traduire la peine de l’irréparable (tiens, le sujet de l’avant-dernière édition !)… 

Répartie lumiluttante

Jeanne et Titiane se préparent maintenant à relever un nouveau défi : trouver une parade à celles et ceux qui nous enfument, qui marchandent le monde en nous inondant de doute. « Trouver des mots pour s’autoriser à répondre, pour porter la réponse des non-experts qui traversent une réalité vécue qui reste encore inaudible aujourd’hui ! » s’enthousiasme-t-elle. « Aurait-on plus de force, après, pour dire que ce qu’ils nous racontent n’est pas vrai ? »

Une façon, pour elles, d’incarner véritablement les nouveaux récits tant espérés, qui bien que largement souhaités, ne reposent pas encore sur une expérience collective… Prochainement, l’antenne française du bureau de réalité linguistique entend donner la parole aux personnes proches de la terre, aux enfants, tout en cherchant à « outiller les doux » - ces personnes remarquables dont les initiatives extraordinaires restent dans l'ombre, afin de légitimer leurs actions et de les rendre possibles.

Je vous l’avais dit, ici, la toute première fois dans Novelita : ce qui est doux peut être puissant, et ce genre de démarche offre, il me semble, de nécessaires espaces de rencontre et de dialogue pour nous entendre et donner vie à l’essentiel.

Pour aller plus loin dans la langue vivante

  • Les “Longéviteurs” sont une catégorie particulière d’homo domesticus qui cherchent à faire durer les objets - Ils font l’objet d’un livre récemment publié aux presses de Sciences Po. L’obsolescence programmée ne les aura pas, pour sûr !

  • Le studio racines, créé par Claire Byache, s’est lancé dans la permotculture. Il y a quelques semaines, le studio a notamment édité un coffret de 111 mots pour refaire l’amour. L’objet est aussi précieux que tendre, il explore l’amour sous toutes ses couturesC’est beau !

  • Dans un autre genre, Anne-Caroline Paucot élabore actuellement un Dico de l'intelligence (et la bêtise) artificielle. On y trouve des mots tels que “PendIAnce : dépendance critique à l'intelligence artificielle”. Intéressant, par les temps qui courent…

La question du moment

Et vous, quels sont vos mots ? Aimez-vous inventer des termes plus appropriés à vos états d’âmes et vécus des bouleverments écologiques ?
En ce printemps, personnellement il y en a un qui m’est venu : les “fossilités” - facilités offertes par les fossiles. Jeanne Henin m’a dit qu’il faudrait se poser pour l’approfondir. Fossilité lui évoque un autre mot créé lors d’une performance : “Homoparesso “- pour l’homme qui devient paresseux, tel le bébé qui ne veut plus s’alimenter au sein une fois qu’il a découvert le confort de la tétine du biberon… voyons donc !

En silence, ça pousse

  • Aujourd’hui 7 avril, c’est la journée internationale du castor ! Nulle doute que vous allez entendre parler de cet animal dans les semaines qui viennent, il a la cote - scientifiques, hydrologues, naturalistes, artistes et philosophes se penchent sur sa capacité à réhydater la terre. Même le GIEC parle de lui dans son dernier rapport !

  • La première édition de la revue « Reliques glaciaires » vient de paraître (Editions Alhéna, 11,90 euros, en vente uniquement en ligne) ! Ce magazine des glaciers en phase de disparition avancée est « une sorte de frigo sur papier glacé » nous dit Le Monde, « Soixante-seize pages bourrées de photos, de descriptifs, d’explications, de comparaisons. Un état des lieux à sa manière de notre maison qui brûle, afin que nul n’en ignore ».

  • Bienvenue à Fracas, un ultra lumiluttant nouveau média sur l’écologie et les luttes. Il est possible de soutenir cette nouvelle SCOP de presse créée par trois anciens journalistes de Socialter, connus pour l’exigeance radicale de leur pensée.

Petit agenda personnel

Je vais entrer dans un mois et demi d’écriture un peu intense pour un projet dont je suis impatiente de vous parler ! Mais je n’en dis pas plus, car avant cela il me faut rentrer un peu dans ma grotte pour activer concentration, inspiration et création :)

A bien vite … et bises depuis l’Auvergne où j’anime ce dimanche une conférence sur les liens entre humain et non-humain dans le cadre du festival L’Happy Grièche

PS : un titre, ça fait parfois tout. Mais plutôt que de systématiquement chercher à “capter” votre attention, j’ai décidé que les titres et sous-titres annonçant chaque édition de Novelita seraient tirés d’une chanson - une chanson en lien avec le sujet, œuf corse ! Si vous avez la réponse, n’hésitez pas à me la partager, ça nous donnera l’occasion de papoter :)

PS 2 : Bravo à Lionel, Albert et Irène, qui ont tout de suite entendu Hugues Aufray et son petit âne gris dans le titre de
la dernière édition consacrée à Cyprien N’Saï. “Tellement beau et dur …. comme la Haute Provence de l’homme qui plantait des Arbres juste à côté de chez Cyprien…” a même relevé Lionel, alias Papa Ours, dont je vous parlerai un jour ici aussi !

...