Novelita

Le vivant dans tous ses émois

image_author_Anne-Sophie_Novel
Par Anne-Sophie Novel
5 mars · 5 mn à lire
Partager cet article :

Non mais laissez-moi...

Je n'irai plus jamais, au supermarché, plutôt crever !*

Bonjour ! Voici la seconde édition de Novelita, la lettre du vivant dans tous ses émois.

Vous avez peut-être découvert mes écrits à travers Le Monde ou ailleurs, via mes livres ou sur LinkedIn… et je suis heureuse de vous retrouver ici.

Novelita souhaite partager des histoires qui parlent de ce qui nous lie intimement, et de ce qui peut nous sauver au-delà des simples opinions ou indignations.

Les premières éditions vont pousser avec vous, afin de trouver le ton, la formule et ce qui pourrait vous tenir en haleine. N’hésitez pas à m’encourager ou à me guider, et à me partager vos envies éventuelles, je repars avec joie d’une page blanche, elle nous appartient.


L’essence de la formule

Pour cette seconde édition, je voulais vous partager deux lectures utiles pour prendre du recul sur la colère du monde agricole. Fruit d’une enquête pour l’une, et d’un regard artistique pour l’autre.

La scène se passe au Space, le salon international de l’élevage, le 12 septembre 2018. Sorte de « Mecque du robot de traite et de la génétique animale amélioré », ce rendez-vous se tient chaque année depuis plus de trente ans à Bruz, près de Rennes. Petit, Nicolas y accompagnait son père, éleveur laitier. De ses mots, il n’y allait pas « pour baiser une bolée » ou contempler des « mamelles de concours », mais pour s’extasier devant les tracteurs, les remorques et les charrues. Mais ça, c’était avant. Avant de ressentir de la culpabilité et de l’absurdité. Avant de prendre conscience d'une réalité qu'il connaît intimement sans l'avoir encore clairement exprimée : il n’y a plus pour lui ce jour-là l’allégresse d’autrefois, mais « une bouillabaisse de confusion et de tristesse ».

Une fois son reportage terminé, Nicolas envoie son papier au Monde, pour qui il travaille comme correspondant. Il sait pertinemment que son report, sec et factuel, du Space omet l’essentiel : les ressorts d’un système qui promettait l’émancipation aux paysans, l’emploi aux ouvriers, la viande bon marché pour tout le monde - un système qui a permis la modernisation tout en cultivant l’enrichissement des plus importants bénéficiaires, la généralisation de la nourriture en boite, la disparition progressive de la paysannerie, l’asservissement de nombreux ouvriers, la défiguration des paysages et l’effondrement du vivant.

Un système qui, en affectant « les liens sociaux, le rapport à la terre et au temps, les solidarités, les corps humains, la courbure des vallons et la vie des lisières, l’habitat du saumon et celui des orvets » s’est mué en « fait social total ». De quoi transformer l’univers mental de communautés entières, et avec lui ses idéaux et références. Un fait social semblable à un puzzle dont les actualités révèlent des fragments, telles des pièces qu'il est nécessaire d’assembler avec patience pour en saisir la totalité.

Libérer la parole

Nicolas, historien de formation, a justement pris ce temps en compilant les témoignages d’une profession agricole épuisée et désillusionnée. La somme de son travail a donné naissance à Silence dans les champs, une enquête approfondie distinguée, en novembre 2023, par le prestigieux prix Albert Londres. Sa démarche minutieuse lui a permis de libérer la parole de nombreuses personnes, parvenant à exprimer des vécus et des sentiments jusqu’alors refoulés par la honte et la peur. Un travail méticuleux qui a commencé par un questionnement et une mise à distance des formules toutes faites, telles que :

Certes, il y a du vrai dans ces réponses, admet le journaliste, mais elles sont truffées d’inexactitudes. Ce sont des éléments de langage qui « permettent à ceux qui les formulent d’identifier les causes externes aux problèmes structurels de l’agro-industrie ». Une pratique utile pour éviter de se remettre en question et se soustraire d’une critique d’un système auquel on appartient, et auquel on a contribué, consciemment ou non, à établir.

Aujourd'hui, je propose que nous nous attardions précisément sur ces formules. Abordons ensemble le sens profond des mots et des images. Derrière la détresse, derrière les opérations escargots, les bidons, les pendus et bétaillères occupées et le fumier déversés se cachent des maux dont l’origine n’est jamais clairement définie. Nicolas le souligne d'emblée dans son enquête : « Un complexe agro-industriel dont le fonctionnement repose sur une idéologie (le productivisme) qui répond à des choix politiques et économiques dans un contexte de pétrole bon marché, de libéralisation des échanges commerciaux, de consumérisme triomphant et d’indifférence à l’égard des enjeux écologiques… » en précisant que ses parents « faisaient partie de ce grand « tout » sans prononcer les mots susceptibles de le définir ».

L’enquête menée par Nicolas, que je vous recommande vivement, se consacre par la suite à documenter comment ce complexe « prospère avec la bienveillance, l’impuissance et la lâcheté des autorités », avec une violence qui fait de nos agriculteurs des esclaves modernes - les récalcitrants étant rappelés à l’ordre « à coup de pressions, d’intimidations, de calomnies ou de sabotages ».

Alors que les blocages et les manifestations de ces derniers jours signalent clairement un point de rupture, il est instructif de considérer la réaction du gouvernement à ces événements. La politique du deux poids, deux mesures est manifeste dans cette situation (la tolérance envers les violences exercées par les agriculteurs contraste avec la répression d'autres types de manifestations).

Récolter ce que l’on sème

Pour approfondir la réflexion sur ce contraste, je vous recommande la lecture d'articles pertinents rédigés par d’autres confrères et consœurs (ici ou par exemple). Je vous propose aussi d’adopter une autre perspective sur ces événements en partant à la découverte du Nouveau ministère de l’Agriculture.

Encore méconnu du grand public, le Nouveau ministère de l’Agriculture a été créé en 2016 afin de cultiver un autre regard sur les politiques agricoles menées par la France depuis le 19ᵉ siècle. Stéphanie et Suzanne, les artistes à l’origine de ce projet, ont élaboré des mises en scène à la teneur tantôt dystopique pour aborder l’horreur de l’élevage intensif ou de la géo-ingénierie, tantôt écotopique pour envisager des futurs désirables et des sols vivants.

En 2018, les deux “artivistes” s’immergent quelques jours dans les Archives Nationales pour y étudier les discours des ministres de l’Agriculture depuis la création du ministère, en 1836. Le Nouveau ministère de l’Agriculture en tire une performance intitulée « Éléments de langage » au cours de laquelle les deux artistes lisent des extraits de discours de ministres au fil des années, ou mettent en scène des tweets du Ministre de l’Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire.

Dans ce lexique politique ainsi mis en scène ressort toute la philosophie d’une agriculture moderne qui n’a eu de cesse de “rationaliser” la production dans une perspective de développement des rendements et une quête de croissance. Voyez plutôt :

Grandes lignes politiques ou éléments plus anecdotiques prêtant à sourire, sont extraits des discours - Crédits : Stéphanie Sagot, Suzanne Husky et le NMDAGrandes lignes politiques ou éléments plus anecdotiques prêtant à sourire, sont extraits des discours - Crédits : Stéphanie Sagot, Suzanne Husky et le NMDA

« Ces éléments de langage montrent comment des champs de connotation liés à la raison, à la rationalité, à l’innovation et à la scientificité viennent habiller des logiques extractivistes qui, du point vue écologique et social, peuvent aujourd’hui apparaître comme des antonymes en étant irrationnelles et déraisonnables. Souvenons-nous à ce titre que pour Platon la perversion de la cité commence par la fraude des mots », expliquent alors les deux artistes.

Face au complexe agro-industriel qui ne dit pas son nom, elles mettent en lumière, par leur regard, un lien au vivant trop souvent opaque - voire invisible, au sein cette branche gouvernementale. Vendredi dernier, Stéphanie me le confiait encore : « il est toujours étonnant de voir à quel point certaines choses sont formulées de manière si abrupte et limpide. Ce qui se produit aujourd’hui n’est pas nouveau. Il est encore plus crucial de se montrer vigilant face à la communication gouvernementale. Les travailleurs et travailleuses de la terre ne tirent pas leur subsistance de leur labeur, et le gouvernement continue de les opposer à ceux qui militent pour le droit de vivre dans un environnement sain. Cela créé des oppositions délétères ! »

Aimer ce qu’on veut récolter

Il y a quelques années, les deux artistes ont écrit un Manifeste pour une agriculture de l’amour et mis à la tête de leur Ministère un ministre de l’Agriculture « qui écoute les arbres, dort sous les étoiles et sait le lien entre l’oiseau migrateur et l'épopée humaine ».

Si vous avez le temps, je vous invite à découvrir en vidéo la politique agricole imaginée par leur ministre, l’ingénieur agronome mycologue franciscain Hervé Coves.

Stéphanie, qui continue en son nom seul à animer le Nouveau Ministère (Suzanne est partie sur un autre chantier dont je vous reparlerai bientôt), travaille actuellement avec la Confédération paysanne de l’Aveyron. Elle est touchée de voir comment ce réseau, minoritaire dans notre pays, cherche à regrouper, fédérer, et organiser les luttes dans un esprit qui va à l’encontre de l’image que le gouvernement donne aux réseaux écologistes.

« Est-ce que je peux, en tant qu’artiste, apporter autre chose ? », me demandait-elle vendredi dernier, au moment des annonces de Gabriel Attal. Le soir même, je recevais un message : « Coucou ! Nos échanges m’ont replongée dans ces textes… Je suis en train de peindre cette mise en scène grotesque, peut-être en la confrontant à quelques mots de Jaures… »

Les mots de Jaurès, prononcés en 1897, les voilà :

Extraits d'un discours célèbre de Jean Jaurès en faveur des ouvriers agricoles, à lire intégralement iciExtraits d'un discours célèbre de Jean Jaurès en faveur des ouvriers agricoles, à lire intégralement ici

Et voilà ce que Stéphanie a eu envie de dessiner suite à notre conversation : une « image de campagne ».

Discours de Gabriel Attal aux agriculteur.ices dans une ferme de Haute Garonne, le 27.01.2024 en présence du ministre de l'Agriculture et de la Souveraineté alimentaire et du ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des Territoires. Crédit : Stéphanie Sagot pour Le Nouveau Ministère de l'Agriculture, 2024 Aquarelle sur papier, 45,5 x 61 cm.Discours de Gabriel Attal aux agriculteur.ices dans une ferme de Haute Garonne, le 27.01.2024 en présence du ministre de l'Agriculture et de la Souveraineté alimentaire et du ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des Territoires. Crédit : Stéphanie Sagot pour Le Nouveau Ministère de l'Agriculture, 2024 Aquarelle sur papier, 45,5 x 61 cm.

A noter : dans son discours vendredi, le premier ministre a lui aussi parlé d’amour… je vous laisse méditer sur ses quelques mots et juger par vous-même des passions qui les animent :

Maintenant, du concret puisque je suis là pour ça que c'est ce que vous attendez. Parce que je sais qu'en agriculture, c'est comme en amour, il faut des preuves d'amour, il faut des mesures concrètes. Il n'y a pas de déclarations d'amour sans vraies preuves d'amour. Ma méthode, vous savez, elle est claire. Je l'ai dit dans mes précédentes fonctions et pendant le jour de mon arrivée à Matignon, je l'ai dit. Ma vision, ma méthode, c'est de dire, assumer. De dire quelle est la situation, y compris quand ça fait mal, y compris quand ça conduit à s'autocritiquer et à assumer de prendre des décisions pour répondre à ce constat. Poser le constat, dire la vérité et agir sans tarder.

*PS : un titre, ça fait parfois tout. Mais un bon titre, on met parfois des plombes à le trouver ! Alors plutôt que de systématiquement chercher à “capter” votre attention, j’ai décidé que les titres et sous-titres annonçant chaque édition de Novelita seraient tirés d’une chanson - une chanson en lien avec le sujet, œuf corse ! Si vous avez la réponse, n’hésitez pas à me la partager, ça nous donnera l’occasion de papoter :)

PS2 : la semaine dernière, le titre « Message Personnel » était un clin d’œil à Françoise Hardy, pardi ! À fredonner gaiment sur la reprise au piano qu’en fait Gonzalez.

PS3 : si vous aimez cette lettre, merci de la partager !

PS4 : pour approfondir le sujet de cette lettre, voilà une série d’articles éclairants parus dans Le 1. Une tribune portée par Terre de liens afin d’en appeler à une union entre écologistes et agriculteurs. Une expo à Toulouse, aux Abattoirs, sur les liens entre artistes et paysans. Et pour suivre le travail de Stéphanie Sagot, c’est par là.

...