Novelita

Le vivant dans tous ses émois

image_author_Anne-Sophie_Novel
Par Anne-Sophie Novel
17 mars · 5 mn à lire
Partager cet article :

J’ai bien senti l'urgence

Choisir mes combats, mes refus, mes évidences

Bonjour ! Voici la septième édition de Novelita, la lettre du vivant dans tous ses émois.

Vous avez peut-être découvert mes écrits à travers Le Monde ou ailleurs, via mes livres ou sur LinkedIn… et je suis heureuse de vous retrouver ici.

Novelita souhaite partager des histoires qui parlent de ce qui nous lie intimement, et de ce qui peut nous sauver au-delà des simples opinions ou indignations.

Il s’agit d’un espace libre. Aucune norme et aucun format définitif ne viennent encore la baliser (j’y songe néanmoins et vous ferai des propositions prochainement en ce sens). L’édition d’aujourd’hui ne fera pas exception à la règle, car Kessel (la plateforme qui héberge Novelita) m’a sollicitée pour une opération spéciale inspirée d’une strophe de Prévert.

Faire monde, maintenant

Plus tard, il sera trop tard pour ne pas oublier… Lasse et exténuée, je n’aurai qu’une envie : taquiner Morphée. M’assoupir et glisser avec délice dans ce sommeil de plomb et son univers de rêves et de songes dont j’aime revenir l’esprit rempli de sensations ou de révélations intimes. Dans ces plis de la nuit, ils brillent comme des trésors que je m’empresse, éveillée, de coucher à nouveau et consigner par écrit, dans ces petits carnets de soucis que j’ouvre ensuite chez ma psy.

« Alors Anne-Sophie, comment allez-vous aujourd’hui ? »

Ça rumine Marie-Laure, mais ça chemine… En boucle.

J’ai bien senti l'urgence… L’urgence de choisir mes envies, l'envie d'choisir mes urgences. Choisir mes combats, mes refus, mes évidences*

Dans mon carnet, il y a des ombres, des silhouettes d’hommes, noirs, partout. Ils nombreux, cheveux rasés, ils sont entassés dans des couchettes et me regardent. C’est sombre, on est dans le fond de la cale. Je cale, c’est plus fort que moi, je ne peux pas rester là. Je dors à ciel ouvert, on a mis des rideaux, mais je suis dans une serre, sous-verre, sous cloche. Ça cloche.

« Mmm Anne-Sophie, que dit cette image du masculin à votre avis ? »

Silence. Ça tourne. 

Boucle. Boucle.

C'est aujourd'hui
C'est aujourd'hui
C'est aujourd'hui qu'ça s'passe*

Marie-Laure, je crois qu’il s’agit du système patriarcal, l’extractivisme, la prédation, les injustices… Pour cette formation que je devais donner Outre-Mer, je me suis totalement plongée dans l’histoire des colonies et dans les écologies décoloniales. Sous serre, c’est la Terre. C’est elle, c’est moi. On étouffe et on continue de me placer dans la cale, aux côtés de ces personnes esclavisées. J’ai peur. Elles aussi. On se regarde. Je me sens seule, ça m’effraye, mon corps s’épuise à force. Leurs corps à elles, aussi, sont fatigués.

Il y a cette sueur. On est rincés, jusqu’à la moelle. Exténués. À bout de force, rompus. À en faire froid dans le dos.

« Anne-Sophie, dites donc, ça y va là… »

Oui. Oui…. Je sais, ça bosse à l’intérieur (rires). Mais il y en a eu d’autres encore, vous savez… Ces penseurs et activistes, tels Baptistes Morizot, Malcom Ferdinand ou Feris Barkat. Ils y sont tous passés. Je crois que c’est ma tendance aux câlins intellectuels, je crois que ça me monte à la tête. Ça me traverse.

Silence. Boucle.

Le présent est précieux, l'inertie l'enlaidit*

Y’a des femmes également. On se croise, on se côtoie, on se comprend. L’indicible. Des doubles, des sœurs, des douces et des qui m’effrayent. Des écureuilles, des sorcières, des complices. Pascale d’Erm, Inès Léraud, Geneviève Azam ou Françoise Vergès. Y’a ma fille aussi. Morizot a remarqué son maquillage. « Son côté sauvage, l’adolescence - mi-gazelle, mi-antilope, elle cherche sa puissance », ai-je acquiescé. Métamorphisme re-belle.

Sursaut. J’me réveille. Angoisse. Solitude. L’insurgée, surgit.

 Timbre réalisé à l'effigie de Solitude, en 2022 © La Poste Timbre réalisé à l'effigie de Solitude, en 2022 © La Poste

Marie-Laure, c’est toujours à la même heure. Le plomb se dissout, la brume se lève, le sommeil s’échappe. C’est l’angoisse, c’est la guerre. Le présent est cette guerre permanente. Ces rapports de force. Pourquoi taire les sentiments de la Terre…?

Pourtant placée stratégiquement dans l’Espace. Un hasard parfait. Une vie, si riche. Ce vivant, si robuste. Mais là… ce trou noir.

On oublie. On efface. On ignore. On perpétue.

Je m’indigne. Je n’y arrive plus, je cours dans tous les sens. Ça rumine, j’ai besoin d’air.

Je le sais dans le fond : démanteler, désarmer, cesser d’extraire, d’oppresser et de performer.

Réparer. Réconcilier. Réparer. Réconcilier. La grande histoire, et la petite histoire.

La dignité, la Terre !

Silence
Boucle.
Boucle.

Si l'espoir se permet quand l'élan se transmet
Honnêtement faut y aller, c'est maintenant ou jamais*

Vivre en paix et faire monde dans notre pluralité, Marie-Laure. Je veux juste faire monde.

La Porte du Non Retour a été érigée en 1995 à l'initiative de l'UNESCO sur la plage de Ouidah (Bénin), d'où sont supposés être partis les bateaux de la traite négrière © Rachad Sanoussi, 2019 La Porte du Non Retour a été érigée en 1995 à l'initiative de l'UNESCO sur la plage de Ouidah (Bénin), d'où sont supposés être partis les bateaux de la traite négrière © Rachad Sanoussi, 2019

Nota Bene d’Outre-Mer

Je viens de passer une semaine à Fort-de-France pour former une trentaine de confrères et des consœurs de Guadeloupe, Guyane et Martinique travaillant chez France TV Outre-Mer. Accompagnée de deux scientifiques (le géographe Pascal Saffache et l’écologue Mélanie Herteman, tous les deux basés en Martinique), je me suis plongée corps et âme (vous l’aurez compris !) dans les problématiques de ces territoires que nous qualifions d’”ultramarins” (oui - qui est l’ultramarin de qui, dans cette histoire ?)

Montée des eaux, intensité des cyclones, pollution au chlordécone, pauvreté, cancers et endométriose records, inflation, accès à l’eau, mortalité infantile, futur du tourisme, gestion du foncier, système agricole, production locale… nous avons abordé l’ensemble de ces préoccupations.

En Martinique, par exemple, un tiers de la surface agricole utile est dédiée à l’exportation de produits (bananes et canne à sucre) dont la forte homogénéité des cultures explique le développement de maladies parasitaires. En parallèle, la dépendance aux importations alimentaires s’accentue alors que la production agricole destinée à l’approvisionnement des marchés locaux baisse de manière tendancielle, ce qui accroît le risque de pénurie alimentaire. Le taux de pauvreté est deux fois plus important que sur l’ensemble de la France, le chômage n’est pas en reste et plus d’un dixième du bâti est dans un état vétuste.

Il y a quasiment autant d’automobiles que d’habitants en Martinique, et les transports en commun ne sont pas efficaces (ils fonctionnaient bien, autrefois, pourtant). La dépendance aux énergies fossiles est incroyablement élevée (les émissions de CO2 par personne y sont en hausse alors qu’elles sont en baisse à l’échelle globale de la France) alors qu’il serait possible de développer massivement le solaire… et quid du tourisme qui a façonné le paysage, au point d’imposer des cocotiers (venus du Pacifique) sur des plages qui, à l’origine, étaient faites de poirier pays, de raisin bord de mer, de patate bord de mer, de catalpa ou de mancenillier ?

Certaines personnes m’ont confié leur crainte de voir les tensions monter. Durant mon séjour, les trois premières nuits, il y a eu des échauffourées et des incendies à Fort-de-France en raison d’une décision de justice perçue comme profondément démesurée. Darmanin et la ministre des Outre-Mer sont venus également, faisant des annonces auxquelles bon nombre ne croient plus…

Le dernier chauffeur de taxi avec qui j’ai parlé avant de partir m’a confié que, petit, on lui apprenait qu’il descendait des Gaulois (!) Il a fait des études d’archéologie, mais n’a jamais pu exercer son métier, si bien que ça fait 25 ans qu’il travaille comme guide excursionniste. Il me racontait aussi que les bananes produites et vendues en Martinique sont vendues ici plus cher qu’en hexagone (ce qu’on m’a confirmé ensuite)… quelques riches propriétaires, héritiers de l’époque coloniale, détiennent l’essentiel des terres et de l’économie locale. Acheter une franchise, m’a-t-on raconté, est rendu très compliqué quand on souhaite se lancer. Mener des investigations et accéder à certaines données sensibles est également fort difficile - voire impossible, localement, même quand on est journaliste.

Bref, le manque de transparence du gouvernement, qui aujourd’hui condamne de plus en plus notre avenir commun, se traduit Outre-Mer par une mise en danger encore plus grande des populations. Les milieux insulaires sont d’autant plus vulnérables qu’ils sont aux premières loges des bouleversements du climat et du vivant. Ne pas y développer les bonnes politiques d’adaptation, c’est faire preuve d’une totale inconscience climatique et d’une mise en péril de la vie de celles et ceux dont les ancêtres, historiquement, ont été exploités pour rendre possible nos modes de vie actuels. Oublier cela, c’est continuer à y maintenir une colonialité du changement climatique et la vulnérabilité qui va avec. Comme l'ont prouvé les cyclones Katrina à la Nouvelle-Orléans ou Irma, l'évènement climatique extrême et sa gestion peuvent prolonger le non-respect des droits fondamentaux d'une partie de la population de la Terre. “Ces évènements extrêmes et spectaculaires montrent sur un temps court des inégalités, des discriminations et injustices accumulées sur le temps long”, explique ainsi très bien le premier numéro de la revue Plurivers, parue aux Editions du Commun.

Si vous souhaitez approfondir ces questions, je vous recommande vivement Réparations, ce formidable podcast d’Adélie Pojzman-Pontay et Iris Ouedraogo. Si vous ne connaissez pas l’histoire de Solitude, consultez cette BD réalisée pour l’Unesco. Pour finir, ces vers de Maya Angelou…

Maya Angelou, Je sais pourquoi chante l'oiseau en cageMaya Angelou, Je sais pourquoi chante l'oiseau en cage

Pour aller plus loin

Coup de pousse

Petit agenda personnel

PS : un titre, ça fait parfois tout. Mais plutôt que de systématiquement chercher à “capter” votre attention, j’ai décidé que les titres et sous-titres annonçant chaque édition de Novelita seraient tirés d’une chanson - une chanson en lien avec le sujet, œuf corse ! Si vous avez la réponse, n’hésitez pas à me la partager, ça nous donnera l’occasion de papoter :)

PS 2 : La
dernière édition, consacrée aux effets de la consommation de viande et à l’élevage, était titrée avec quelques paroles de Viande d’amour, d’Imbert Imbert. Contrebassiste et chanteur à l’univers engagé, il mérite que vous vous plongiez dedans, si vous ne le connaissez pas déjà !

...